Au début du XXème siècle, l’industrialisation se propage des deux côtés de l’Atlantique. À cette époque, deux œuvres majeures de la littérature vinrent mettre en lumière les conditions de travail dramatiques de la classe ouvrière : « Le Peuple d’en bas » (1903) de Jack London et « La Jungle » (1906) d’Upton Sinclair. Outre leur force narrative et leur précision documentaire, ces deux auteurs parvinrent à bousculer le lecteur qui se retrouve alors plongé dans un écosystème de souffrance. Les ouvriers sont happés et broyés.

Dans « Le Peuple d’en bas », Jack London livre un récit poignant dont un passage particulier a pu me marquer. Ce fut le témoignage d’un homme surnommé le “Rouquin”. Il était robuste, une force de la nature, un ouvrier de poissonnerie dont le destin bascula suite à un accident du travail. La blessure au dos causée par le port d’une caisse trop lourde marqua le début d’une inexorable descente aux enfers. Sans aucune protection sociale, sans possibilité de reconversion, ni d’adaptation au poste, cet homme devint une “épave” condamnée à l’asile et à la soupe populaire. C’était un accident, c’est la vie, cela arrive. Cette tragédie individuelle illustre en réalité la précarité des travailleurs de l’époque. Un simple accident signifiait le plus souvent la fin de toute vie professionnelle et sociale.

Upton Sinclair, quant à lui, dépeint dans « La Jungle » la vie des abattoirs de Chicago à travers un autre angle. Chaque jour des centaines de milliers de têtes de bétail arrivaient vivantes. Il fallait les traiter coûte que coûte dans la journée avant l’arrivage suivant.

Outre les conditions de travail et sanitaires épouvantables qui pourraient rendre végane le plus fervent des viandards, un passage marqua mon expérience de lecteur. En effet, l’auteur révèle un système pervers concernant les ouvriers cherchant à se loger au plus près de leur lieu de travail afin d’éviter de payer les frais de transport ou de s’éviter de longues marches, été comme hiver et par tous les temps. Le piège se refermait sur eux lorsqu’ils pensaient faire l’acquisition de leur maison dès le jour de la signature. Le mécanisme est implacable : des logements vendus à bas prix sous forme de loyers pour une certaine durée mais c’est à son issue que vous deveniez l’heureux propriétaire du bien. Le rêve américain. Vous pouviez faire confiance, même si vous ne maîtrisiez pas parfaitement la langue, ni le vocabulaire juridique, vous accédiez enfin à la propriété. Or, un simple mois de retard dans les versements entraînait la perte de tous les paiements effectués mais aussi du logement lui-même. Cette pratique illustrait une double exploitation : économique par la spoliation des versements, et sociale, par l’asservissement des ouvriers à leurs dettes.

Là où London a vécu comme un ouvrier en allant sur le terrain pour se plonger dans les quartiers de l’East End de Londres, Sinclair s’attacha à dévoiler la vie d’une famille d’immigrants lituaniens bercée par les songeries d’une vie meilleure. Ces deux œuvres mettent en lumière la nécessité de réformes sociales structurelles qui commenceront à émerger progressivement.

Dès 1898, la loi française établissait déjà le principe de responsabilité automatique de l’employeur sur les accidents du travail.

L’impact de ces ouvrages sur l’opinion publique et les législateurs fut considérable, particulièrement celui de « La Jungle » qui bouleversa personnellement le président américain Theodore Roosevelt.

L’objectif était de faire prendre conscience des injustices sociales de l’ère industrielle pour poser les jalons d’une réforme du droit du travail et de la protection sociale. Or, il fut adopté le Pure Food and Drug Act et le Meat Inspection Act en 1906. Ces lois imposaient une réglementation sur la sécurité alimentaire ainsi que des inspections sanitaires strictes dans les abattoirs.

Sinclair déclarait avec une certaine amertume : « Je visais le cœur du public, mais j’ai touché son estomac ».

Richard Wetzel, Avocat