Un arrêt de la Cour d’Appel de Rouen du 13 novembre 2024 retient mon attention.
Il concerne un litige engagé par une association de 15.000 salariés du secteur social dont les missions principales sont d’aider les personnes en situation de handicap, à les faire sortir de l’enfermement, à rompre avec leur isolement et à les intégrer dans la communauté.
Les défendeurs concernés étaient le médecin du travail de l’association et son propre employeur, un service de santé au travail.
Le 19 mai 2020, un salarié de cette association avait ingéré des médicaments avec l’intention de se suicider. Fort heureusement, une collègue est intervenue pour lui porter secours. L’accident du travail a été déclaré et reconnu comme tel par la CPAM.
L’accident fut donc inscrit au compte employeur courant ATMP.
Quel lien avec le travail me direz-vous ?
Il faut revenir au 18 mai 2020, soit le même jour où le Président américain Donald Trump déclarait qu’il prenait tous les jours de l’hydroxychloroquine, le médicament contre le paludisme.
Ce jour-là, l’étreinte du confinement se relâchait et le salarié s’était comporté de façon irrationnelle. Son responsable lui avait demandé de signer une feuille d’émargement, à l’issue d’une formation sur les règles d’hygiène qui avaient été prises pour la reprise de l’activité. Il refusa. Le responsable s’expliqua. Il refusa. Le responsable tenta une approche pédagogique, mais en vain. Il refusa et le menaça. À l’occasion d’une énième exégèse, le directeur retorqua alors au salarié qu’il pouvait simplement faire attester les autres salariés présents qu’il avait bien suivi la formation de sécurité. Il signa.
C’est donc le lendemain que deux collègues trouvèrent le salarié somnolant dans son véhicule. Alors qu’il menaçait de mort son responsable, il fut raccompagné au vestiaire avant la prise en charge par les services de secours. Le responsable fut profondément choqué et fut lui-même arrêté 10 jours.
Le salarié a saisi le Conseil de Prud’hommes d’Évreux pour s’entendre prononcer la résiliation judiciaire de son contrat aux torts exclusifs de son employeur et y obtint gain de cause. Il expliqua, sans aucun doute, que sa tentative de suicide résultait du stress subi par les consignes données par son employeur, des manquements de l’employeur quant à l’évaluation des risques et les moyens mis en œuvre pour les éviter.
Quel lien avec le médecin du travail me diriez-vous ?
Remontons à 11 mois plus tôt, le 19 juin 2019, le jour où le revolver avec lequel Vincent Van Gogh se serait donné la mort a été vendu aux enchères pour la somme de 162.500 €.
Le salarié avait été arrêté pour une maladie non professionnelle pendant plus de 60 jours. Il souffrait alors d’un syndrome dépressif à la suite du décès d’un proche. Lors de son retour, le médecin du travail avait conclu à son aptitude à reprendre son poste d’agent de tri sous réserve d’éviter la position debout et le port de charges supérieures à 10 kg.
Bien que le dossier médical mentionnât un suivi psychiatrique pour troubles bipolaires et schizophrénie, le médecin du travail n’en dit rien à l’employeur.
Lorsque le conseil des prud’hommes accepta la résiliation judiciaire du contrat aux torts de l’employeur et le condamna au paiement de diverses sommes, l’association se retourna contre le médecin du travail pour absence de conseils relatifs aux pathologies physiques et psychiques du salarié.
Le médecin fut assigné, au même titre que son propre employeur, le service de santé au travail, devant le tribunal judiciaire d’Évreux au paiement de dommages-intérêts.
Par jugement rendu le 27 juin 2023, les demandes indemnitaires furent rejetées. L’affaire fut donc portée devant la cour d’appel de Rouen qui confirma cette décision (CA Rouen, 13 novembre 2024, n°23/02493).
L’association souhaitait obtenir la condamnation du médecin du travail au paiement de la somme de 20.000 € en réparation du préjudice subi dû à un défaut d’information.
Selon l’association, le médecin aurait dû être conscient que les maladies dont souffrait le salarié auraient eu des répercussions sur son comportement professionnel ainsi que sur sa sécurité et celle des autres employés.
En ne prévenant pas l’employeur, celui-ci n’a pas pu évaluer de façon adéquate les risques encourus.
Elle y ajouta que si le médecin se sentait dépassé par la technicité du dossier, il aurait dû consulter un spécialiste.
La Cour d’appel souligne que le rôle du médecin du travail est exclusivement préventif (article L.4622-3 du code du travail). « il consiste à éviter toute altération de la santé des travailleurs du fait de leur travail, notamment en surveillant leur conditions d’hygiène au travail, les risques de contagion et leur état de santé, ainsi que tout risque manifeste d’atteinte à la sécurité des tiers évoluant dans l’environnement immédiat de travail ».
Il jouit également d’une immunité sur le fondement de l’article 1242 al 5 du code civil. Les commettants sont responsables des dommages causés par leurs préposés dans leurs fonctions respectives. Le médecin du travail est le préposé.
Son secret professionnel est garanti par la législation et couvre toutes les informations portées à sa connaissance lors de l’exercice de la profession. Cela inclut non seulement ce qui lui est confié mais aussi ce qu’il observe ou comprend durant ses consultations.
Certes, il existe une dérogation pour déclarer des faits, notamment des privations, mauvais traitements ou des sévices sexuelles, pouvant avoir des conséquences graves sur des mineurs ou des personnes qui ne sont pas en mesure de se protéger compte tenu de leur âge ou de leur état psychique ou physique (article 434-3 du code pénal). Mais ce dossier ne s’y prête absolument pas.
Lorsqu’en juin 2019, le médecin du travail avait reçu le salarié, il a pu constater l’amélioration du syndrome dépressif grâce à un suivi spécialisé en psychiatrie. Cette stabilité justifiait l’aptitude à occuper le poste sous les certaines réserves mentionnées précédemment. En outre, l’association n’apporte aucune preuve que le médecin ait pu agir hors des limites de sa mission, ni commis une faute intentionnelle ou pénale.
La responsabilité civile du commettant ne peut pas non plus être engagée, le médecin du travail n’ayant commis aucune faute. Il ne pouvait anticiper ni la tentative de suicide, ni les menaces, survenus 11 mois plus tard dans le cadre du déploiement de la politique de sécurité lors du déconfinement de mai 2020.
Une communication proactive entre employeur et médecine du travail est importante. Il est certain de cette épopée judiciaire a dû rafraîchir leurs relations. Il n’est pas aisé de trouver un équilibre entre protection de la santé des salariés, respect du secret médical et sécurité au travail, tout en préservant la dignité et les droits des personnes souffrant de troubles psychiques.
La solution aurait pu être différente si l’employeur avait alerté le médecin du travail sur la manifestation d’un comportement anormal. Pardon Docteur mais j’ai Joaquin Phoenix dans mon équipe qui se prend pour Arthur Fleck et se maquille en Joker. C’est grave ?
Richard Wetzel, Avocat